publié le 28/10/2025 Par Grégoire Simpson
Au fil du temps, la figure du « bobo » est devenue un incontournable des débats sur l'embourgeoisement des quartiers populaires. L'archétype permet aux discours de droite et d'extrême droite de décrédibiliser les classes moyennes et supérieures progressistes en les dépeignant comme une classe privilégiée et hypocrite. Face à ces accusations, ces dernières ont tendance à désigner les élites économiques comme les véritables responsables de la gentrification. Quelle part de vérité recouvre ces discours ? Quelles sont les logiques et les acteurs véritablement à l'œuvre dans la gentrification des quartiers populaires ? On y répond, sociologie à l'appui.
Parler de gentrification publiquement, ce n'est pas seulement parler d'un phénomène très bien identifié par les chercheurs, c'est aussi prendre position dans un débat qui cristallise des enjeux politiques et sociaux brûlants. Car derrière la question de l'appropriation des quartiers populaires par les classes moyennes et supérieures, se cache un enjeu politique fondamental : définir qui domine qui dans nos sociétés. Si bien que lorsqu'on se situe politiquement à gauche, que nos revenus soient moyens ou instables malgré un bon niveau de diplôme, il peut être particulièrement irritant de s'entendre dire que l'on gentrifie tel ou tel quartier, et donc implicitement, que l'on fait partie des dominants.
Cela d'autant plus que ces dernières décennies, cette accusation a été au cœur du discours de droite et d'extrême droite, qui fait de la figure du « bobo » la cause ultime et le coupable idéal du processus de gentrification. Face à ces discours, il peut être tentant de tordre le bâton dans l'autre sens et de faire des « bobos » de simples victimes du système économique. En effet, en insistant sur les fractions les plus précaires des classes moyennes et sur leur vulnérabilité face à la flambée des prix de l'immobilier, il devient possible d'échapper à l'étiquette disqualifiante de « gentrifieur ».
Dans cet article, j'aimerais donc interroger ces deux discours et déterminer ce qu'ils nous disent et ne nous disent pas sur la gentrification. Ce qui m'obligera à répondre à deux questions. Premièrement : est-ce que ceux que l'on appelle « les bobos » sont des dominants ou des dominés dans nos sociétés ? Puis deuxièmement : quelle est leur part de responsabilité dans les phénomènes de gentrification ? Et pour commencer à y répondre, je vais devoir dans un premier temps prendre mes distances avec ce fameux archétype du « bobo ».
Les « bobos n'existent pas », mais...
Si jusqu'à maintenant, j'ai mobilisé cette notion en l'encadrant de guillemets, c'est parce qu'elle est à la fois très parlante et profondément bancale sociologiquement. En effet, le terme n'a aucun ancrage scientifique et sert en grande partie à fustiger les idées progressistes, en les assimilant à une morale hypocrite prônée par des bourgeois déconnectés des classes populaires.
Pour servir cet objectif politique, il en vient à amalgamer des groupes aux situations très différentes, uniquement sur la base de leurs valeurs et d'un certain mode de vie. En grossissant le trait, on pourrait dire qu'il suffit de manger bio et de voter à gauche pour faire partie de ce soi-disant groupe privilégié. Cette définition est donc profondément idéaliste, dans le sens où elle ne prend pas en compte la situation matérielle des populations qu'elle désigne.
Pour mettre en lumière le type de grand écart qui en découle, je voudrais comparer rapidement la situation de deux personnes qui seraient à coup sûr qualifiées de « bobos ». La première personne est une enseignante-chercheuse et femme politique française particulièrement ciblée par le discours « anti-bobo » : il s'agit de Sandrine Rousseau. La deuxième personne est un ancien professeur de français en collège, un illustre inconnu et accessoirement mon meilleur ami : nous l'appellerons Guillaume.
Comme Sandrine Rousseau, Guillaume a des idées plutôt progressistes et a fait des études longues. Comme Sandrine Rousseau, il attache une importance à son alimentation et achète de temps en temps des produits bio. Mais ceci mis à part, leur situation n'a à peu près rien à voir, puisque Sandrine Rousseau, en tant que députée écologiste, gagne 3 500 euros par mois (1) et dispose d'un petit patrimoine immobilier (Elle est sur le point d'acquérir une résidence secondaire en Bretagne). Quant à mon ami, il gagne environ 600 euros par mois la majeure partie de l'année. Car après l'obtention de son CAPES, il démissionne rapidement de l'Éducation nationale et alterne depuis entre de longues périodes de chômage et des petits boulots saisonniers. Par ailleurs, ancien boursier élevé par une mère célibataire enchaînant les jobs précaires, il ne bénéficie d'aucun patrimoine à côté de ses revenus et vit donc dans un logement qu'il ne possède pas, en colocation.
Autrement dit, contrairement à Sandrine Rousseau, il ne fait pas partie des classes supérieures. Mais si l'on suit la logique du discours sur les « bobos », il ferait pourtant bel et bien partie de la même classe sociale qu'une des élues les plus connues de la vie politique française. Il serait, malgré l'absence de patrimoine et des revenus en dessous du seuil de pauvreté, considéré comme un bourgeois.
Ce genre d'aberration sociologique nous éclaire vivement sur l'ampleur de la mystification que produit la catégorie floue et péjorative de « bobo ». Elle nous permet également de comprendre l'affirmation claire et définitive de plusieurs chercheurs de référence sur ces sujets qui consiste à dire que : « les bobos n'existent pas » (2).
En résumé, il y a derrière ce terme des réalités sociales très différentes qu'il est dangereux d'amalgamer. Mais une fois la chose dite, il ne faut pas s'interdire pour autant de rapprocher des situations qui, sans être équivalentes, peuvent être analogues. Car entre un ancien professeur de français en situation de déclassement et une universitaire devenue députée, il y a malgré tout un point commun important : l'appartenance au pôle culturel des classes moyennes et supérieures. Cette appartenance s'explique par une similarité dans ce qu'on pourrait appeler avec Bourdieu la structure des capitaux de ces personnes (3).
En effet, quand on analyse la répartition des ressources à la disposition de Sandrine Rousseau et de mon ami Guillaume, une réalité nous frappe : la prééminence de leurs ressources culturelles. Par exemple, si l'on se base sur leur niveau de diplôme (doctorat et bac+5), ils sont parmi les 1 % et 23 % de Français les plus privilégiés. Ils font donc partie des populations dominantes (voir très dominantes) sur le plan culturel.
Mais quand on s'intéresse à leurs ressources économiques, leur domination n'est plus aussi assurée, voire même s'inverse. Mon ami Guillaume se situe en effet parmi les 10 % de Français les plus pauvres (s'il était resté professeur, il se situerait légèrement au-dessus des 50 % des Français les plus pauvres). Quant à Sandrine Rousseau, elle se situe à peine en deçà des 10 % des Français les plus riches, tout en restant très éloignée des 1 % les plus riches, qui ont un revenu au moins deux fois supérieur à elle.
Autrement dit, dans ces deux cas, on observe la même disproportion dans la répartition de leurs ressources culturelles et économiques (particulièrement prononcée chez mon ami du fait de son déclassement et de ses origines sociales). Ils sont donc éloignés socialement quand on s'intéresse à leur niveau de ressource globale - ce que Bourdieu appelle le volume (4) de leurs capitaux. Ce qui explique qu'ils se situent dans deux classes sociales différentes : la petite-bourgeoisie (ou classes moyennes) d'un côté et la bourgeoisie (ou classes supérieures) de l'autre.
Mais en revanche, quand on s'intéresse à la structure de leurs capitaux, on constate une répartition analogue, ce qui explique qu'ils fassent tous les deux partie des fractions culturelles des classes moyennes et supérieures. Et cette structure des capitaux typique des fractions culturelles va constituer un élément essentiel dans le processus de gentrification.
Comment la gentrification émerge dans les quartiers populaires
En effet, le rôle des fractions culturelles et la spécificité de leur positionnement apparaissent comme centraux dans le processus de gentrification. C'est ce qui ressort largement d'une enquête fine et détaillée intitulée Rester Bourgeois (5). Dans cette enquête, la sociologue Anaïs Collet étudie deux quartiers particulièrement renommés pour leur gentrification : les Pentes de la Croix-Rousse à Lyon et le Bas-Montreuil en périphérie de Paris.
Car contrairement à ce qu'on pourrait penser, ce qui est premier dans le processus de transformation de ces quartiers, ce n'est pas l'action des promoteurs immobiliers ou des pouvoirs publics. Il s'agit en réalité de l'emménagement d'une population pionnière de gentrifieurs au style de vie alternatif et aux revenus particulièrement bas ou instables. Ces premiers gentrifieurs vont choisir d'investir ces quartiers populaires anciens avant tout pour des raisons économiques. En effet, l'immobilier low-cost des Pentes de la Croix Rousse va permettre à des groupes militants en rupture avec leur milieu social de se loger malgré des revenus très faibles. Tandis que les locaux insalubres du Bas-Montreuil vont permettre à des artistes aux revenus médiocres et instables de maintenir leur activité et leur mode de vie en dehors de Paris. Mais à cette contrainte économique - tout à fait centrale - s'ajoutent aussi des ressources culturelles qui sont également déterminantes.
Premièrement parce que ces ressources joueront un rôle important dans le choix d'investir ces quartiers populaires anciens plutôt que d'autres. En effet, par leur architecture « à taille humaine », parfois « atypique », ces quartiers se distinguent de la figure repoussoir de la banlieue et des grands ensembles qui rebutent ces premiers gentrifieurs. Un dégoût culturel qui traduit la distance sociale qui les sépare des classes populaires.
Cette distance jouera d'ailleurs un rôle non seulement dans l'emménagement de ces populations, mais aussi, deuxièmement, dans leur manière de s'approprier ces espaces populaires. Car progressivement, ces nouveaux habitants vont revaloriser l'image de ces quartiers en réhabilitant une certaine histoire locale. Ils s'inscriront pour cela dans la lignée de figures populaires idéalisées des siècles précédents.
Côté lyonnais, une filiation est établie avec les « canuts » (ces fameux ouvriers du textile devenus avec le temps une figure archétypale d'ouvrier cultivé et courageux) et côté Montreuil, sont mis en avant des figures d'artisans et d'ouvriers d'élite au service de la capitale. Les grands absents de cette reconstruction historique étant les ouvriers immigrés, qui habitent ces quartiers depuis des décennies. Cet évincement symbolique des classes populaires qui cohabitent avec les gentrifieurs, combiné à l'image que renvoient ces artistes et militants au style de vie alternatif, constituera un préalable essentiel à la transformation de ces quartiers.
C'est en effet sur la base de cette image d'un Montreuil et d'une Croix-Rousse alternatifs qu'un pan nouveau des fractions culturelles va être attiré par ces espaces populaires. S'amorce alors un deuxième temps de la gentrification, qui n'est plus caractérisé par la poursuite d'un mode vie alternatif, mais par la recherche d'une stabilité économique et sociale. Car parmi les profils de cette seconde vague d'habitants attirés par la nouvelle réputation du quartier, on retrouve principalement des personnes qui ont fait le choix de s'engager dans des professions ou des cursus peu rentables, mais en accord avec leurs valeurs. Sans aller jusqu'à un mode de vie alternatif, leurs considérations éthiques les ont donc conduits vers des revenus moyens ou instables qui limitent leur trajectoire sociale. L'achat d'un logement à bas coût dans ces quartiers alternatifs va constituer dès lors une opportunité de consolider cette situation économique relativement fragile.
Ainsi, ce sont principalement des étudiants et des jeunes actifs qui vont choisir de devenir propriétaire à la Croix-Rousse pour stabiliser le début de leur trajectoire sociale. Dans le Bas-Montreuil, l'achat d'une propriété va surtout attirer des professionnels de la culture aux revenus incertains, qui vont faire ce choix pour échapper au marché locatif parisien qui les met en difficulté.
Dans les deux cas, c'est en mettant à profit différents avantages qu'ils vont pouvoir acheter puis réhabiliter leur propriété et jouir d'un logement en accord avec leurs aspirations sociales. Pour cela, ces nouveaux habitants vont en effet mobiliser plusieurs ressources : le soutien financier de leur famille, la disponibilité temporelle que permet leurs métiers, des connaissances juridiques et techniques dont ils disposent ou dont dispose leur entourage, et un certain sens de l'esthétique qui va leur permettre de transformer leurs logements en biens immobiliers originaux et valorisés.
Ce sont donc toutes ces ressources - dont ne bénéficient pas les classes populaires - qu'ils vont faire fructifier pour compenser leur trajectoire professionnelle incertaine. Cet investissement, mobilisant en particulier des capitaux culturels, ne se limitera d'ailleurs pas strictement à leur logement, puisque cette seconde génération de gentrifieurs va aussi réussir à faire valoir ses intérêts auprès des pouvoirs publics en s'engageant dans la vie associative locale.
L'ancrage local dans ces quartiers populaires va donc leur permettre de faire valoir leurs ressources et d'asseoir leur position sociale. Pour reprendre une formulation d'Anaïs Collet, on pourrait dire que, pour ce groupe, la gentrification est « un processus permettant de monnayer, ailleurs que sur le marché du travail, un capital culturel qui s'y est dévalorisé » (6). Autrement dit, l'appropriation des quartiers populaires par les fractions culturelles des classes moyennes et supérieures est avant tout une stratégie de reclassement.
Les « bobos » sont-ils des gentrifieurs et des dominants ?
On comprend dès lors que ceux que l'on appelle les « bobos » puissent perdre leurs nerfs quand ils sont présentés comme des dominants qui, dans un pur souci de distinction sociale, viennent s'approprier les quartiers populaires. En effet, cette lecture, en manquant la dimension économique, centrale dans les choix des gentrifieurs, néglige précisément ce qui fait problème dans l'existence des fractions culturelles. Car la contrainte économique est non seulement au principe de leurs frustrations sociales, mais aussi de leur position d'infériorité par rapport à la bourgeoisie économique. Il est donc logique que pour contrer le discours sur les « bobos » gentrifieurs, elles soient tentées de faire de la propriété lucrative et des politiques du logement libérales les véritables responsables de la gentrification. Mais si ce discours et le sentiment qui lui donne naissance s'expliquent sociologiquement, il doit être nuancé.
En effet, l'étude d'Anaïs Collet nous révèle que la spéculation immobilière et les politiques qui livrent leur parc de logement aux forces du marché et à la bourgeoisie ne sont pas au cœur du processus de gentrification. Dans le cas lyonnais, c'est seulement à partir du moment où la deuxième génération de gentrifieurs émerge que la municipalité et le marché immobilier vont commencer à capitaliser sur le quartier de la Croix-Rousse. Quant à la transformation du Bas-Montreuil, elle s'est faite alors même que la municipalité communiste avait réussi à préserver activement son patrimoine immobilier des forces du marché. Ce qui veut dire que si les élites économiques jouent un rôle dans la gentrification, c'est avant tout parce qu'elles créent les conditions générales avec lesquelles les classes moyennes et supérieures culturelles vont devoir composer.
Le discours qui fait des élites économiques les vrais responsables de la gentrification nous rappelle donc à raison le rôle de la contrainte économique dans les choix résidentiels des fractions culturelles et la position structurellement dominante de la bourgeoisie économique. Mais en faisant de ces aspects l'alpha et l'oméga de la gentrification, il finit par perdre la réalité des dynamiques qui affectent les quartiers populaires gentrifiés. Car ce que l'étude de ces phénomènes nous apprend, ce n'est pas que les gentrifieurs sont absolument dominants. Au contraire, ce qui est au principe de la transformation des quartiers populaires, c'est un mélange de contraintes économiques réelles et de ressources culturelles remarquables.
Les stratégies de reclassement des gentrifieurs naissent donc d'une situation d'entre-deux ou d'une position sociale ambiguë de dominant-dominé. En effet, c'est parce que les fractions culturelles sont dominées par la bourgeoisie économique qu'elles se rapprochent des classes populaires, mais c'est aussi parce qu'elles se distinguent de ces dernières qu'elles transforment leur lieu d'habitation.
Au final, ceux que l'on appelle les « bobos » sont bien les acteurs principaux de ce drame social qu'est la gentrification, mais s'ils le sont, c'est parce que la bourgeoisie économique n'a, elle, pas besoin de s'abaisser à jouer ce rôle.
Notes
(1) Déclaration de Sandrine Rousseau en 2024, dans l'émission spéciale Le Forum sur BFMTV
(2) Jean-Yves Authier, Anaïs Collet, Colin Giraud, Jean Rivière, Sylvie Tissot, Les bobos n'existent pas, Presses Universitaires de Lyon
(3) Pierre Bourdieu, La Distinction, Critique sociale du jugement, Les Éditions de Minuit, 1979, p. 129
(4) Ibid, p. 128
(5) Anaïs Collet, Rester Bourgeois, Les quartiers populaires, nouveaux chantiers de la distinction, Éditions La Découverte, Paris, 2015. p. 255
(6) Ibid
Photo d'ouverture : Bushwick (Brooklyn), 3 juin 2023 - rblfmr - @Shutterstock